Séance du 15 décembre

Le chiffre, la lettre et la courbe, tout tient dans l’espace d’une carte

Emmanuel Ruben, géographe, auteur du roman Halte à Yalta.

Halte à Yalta

 

Un dimanche matin, me promenant au marché d’Aligre, je déniche sur l’étal d’un bouquiniste un livre comme je les aime, tout miteux et rapiécé d’avoir traversé le siècle entre bien des mains : une vieille traduction illustrée de La Fille du Capitaine de Pouchkine. J’en feuillette sur-le-champ les premières pages et me décident à l’acquérir les mots suivants : « On avait fait venir de Moscou une carte géographique, qui pendait au mur sans usage et me tentait depuis longtemps par la largeur et la solidité de son papier. Je résolus d’en faire un cerf-volant et, profitant du sommeil de Beaupré, me mis à l’œuvre. Mon père entra dans l’instant même où j’attachais une queue au cap de Bonne-Espérance. À la vue de mes travaux géographiques, il me secoua rudement par l’oreille, s’élança près du lit de Beaupré [le précepteur français du narrateur] et l’éveillant sans précaution, il commença à l’accabler de reproches. Dans son trouble, Beaupré voulut vainement se lever ; le pauvre homme état ivre-mort. Mon père le souleva par le collet de son habit, le jeta hors de la chambre et le chassa le jour même. C’est ainsi que se termina mon éducation. »

Attacher une queue au cap de Bonne-Espérance, faire d’un planisphère un cerf-volant, ce caprice puérile, là se borne l’apprentissage géographique du jeune narrateur, Piotr Andréiévitch, que son père envoie quelques pages plus loin garder la frontière de la Russie, guerroyer contre Pougatchev et les Kirghiz. Vérifier de ses propres yeux que la géographie, ça ne sert pas à rêvasser, mais à faire la guerre. Pouchkine ignorait Yves Lacoste, la guerre du Vietnam et nos missiles air-sol. Mais en bon romantique, il a, je crois, glissé via cette anecdote, ce que signifiait alors, pour la génération qui s’abreuva de Byron, de Goethe, de Walter Scott et de Rousseau, l’œuvre d’art. Non pas seulement dresser la carte du monde – projet de la Renaissance et des Lumières – mais la faire s’envoler. Ranimer le vieil Atlas. Insuffler un regain d’eau vive dans les veines glacées du monde. Et quel plus belle image, pour dire cette utopie romantique, que celle de la carte cerf-volante, patchwork éployé, qui dessinerait dans le ciel un sillage plus inutile, plus translucide, plus éphémère encore que celui laissé de nos jours par les réacteurs d’un avion de chasse ? Utopie consciente de sa propre ruine ? Rendre au ciel ce qui est vu du ciel, n’est-ce pas avouer la vanité de nos errances ? À l’horizon du planisphère cerf-volant de Pouchkine, à l’horizon des utopies de toutes les époques – Renaissance, Lumières, Romantisme, Communisme – qui ne peut s’empêcher de voir se profiler la fameuse carta ultima, la carte à l’échelle 1/1 de Borges ?
"En aquel imperio, el arte de la Cartografía logró tal perfección que el mapa de una sola provincia ocupaba toda una ciudad, y el mapa del imperio toda una provincia. Con el tiempo, esos mapas desmesurados no satisficieron y los Colegios de Cartógrafos levantaron un Mapa del Imperio que tenía el tamaño del Imperio y coincidía puntualmente con él. Menos adictas al estudio de la Cartografía, las generaciones siguientes entendieron que ese dilatado mapa era inútil y no sin impiedad lo entregaron a las inclemencias del sol y de los inviernos. En los desiertos del Oeste perduran despedazadas las ruinas del mapa, habitadas por animales y por mendigos, en todo el país no hay otra reliquia de las disciplinas geográficas", Jorge Luis Borges, “Del rigor en la ciencia”, El hacedor.

L’utopie qui nous préoccupe – appelons ça de l’art si l’on veut bien – se tient dans ce nulle-part à mi-chemin de la carte cerf-volante de Pouchkine et de la carte-monde de Borges. Non pas là où tout est possible mais tout improbable."

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