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Département de Géographie

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La construction d’une identité estuarienne


À l’heure des projets d’aménagement et de protection à l’échelle de l’estuaire, s’est posée la question de l’identité estuarienne. Si l’estuaire est un espace géographique cohérent, existe-t-il comme territoire vécu, actif dans les représentations de la population ?

Une identité estuarienne problématique

L‘estuaire apparaît d’abord comme un espace fragmenté, avec une rive nord et une rive sud peu en contact. Le fleuve, s’il construit un territoire semblable sur ses deux rives, est aussi un obstacle, finalement peu franchi. Il est facteur de discontinuité aussi bien que d’unité, et il n’y a pas d’évidence du territoire estuarien. Ainsi, d’après une étude de Stéphane Guillard auprès d’éleveurs professionnels au sujet de la vache nantaise comme patrimoine estuarien, l’estuaire n’apparaît pas pour ces éleveurs comme une catégorie spatiale pertinente, comme territoire d’ancrage de la race ; cela d’une part parce que les réalités professionnelles ne font pas poser la question du territoire, et d’autre part parce que les représentations que les éleveurs ont de leur espace de vie se structurent autour de la division pays de Retz/pays breton, séparant ainsi clairement une rive nord et une rive sud de la Loire, la Bretagne et la Vendée.

L’identité estuarienne semble aussi se déliter entre des expériences variables au cours du temps et la disparition actuelle des facteurs unitaires. Ainsi, l’estuaire a d’abord eu une tradition maritime, qui l’avait structuré en une série de petits villages portuaires participant à un commerce maritime dynamisé par le grand port de Nantes. Suite aux évolutions du fleuve, l’activité portuaire a été déplacée dans le nouveau port de Saint-Nazaire à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, délaissant ainsi tous les villages de l’estuaire et faisant disparaître dans la ville de Nantes les traces de la tradition maritime.

Par ailleurs, les villages estuariens se sont souvent trouvés éloignés du fleuve, du fait des modifications morphologiques du lit de la Loire, et de la création d’îlots qui s’accolent à la rive. Ainsi, sur les rives mêmes de la Loire, on a oublié cette tradition maritime. Les habitants se définissent comme des paysans. L’horizon identitaire est ainsi reporté de la Loire vers l’arrière-pays. La rupture entre les deux rives se renforce et l’unité est/ouest se dilue, car rien ne relie plus les Nantais à cet arrière-pays rural.

La faible valorisation des zones humides et la discrétion des aménagements, sentiers et routes permettant l’accès à cette campagne estuarienne coupent en outre l’agglomération nantaise du territoire estuarien. Lavau-sur-Loire est un bon exemple de ces trajectoires : jusque XIXe siècle, c’est un port de marchandises et de passagers prospère, mais qui s’éloigne du fleuve à partir de ce moment, du fait des modifications du lit de la Loire. Le village se retrouve alors au milieu de marais, coupé du contact direct au fleuve, perdant une part de son identité, revendiquée pourtant avec la transformation du nom de commune de Lavau à « Lavau-sur-Loire » en 1920.

L’absence de réelle conscience d’un territoire et d’une identité estuariens n’a pas qu’une portée symbolique : elle apparaît aujourd’hui comme un problème face aux projets de protection de l’estuaire. En effet, dans un objectif de développement durable, les responsables des différents projets cherchent à associer les populations à cette protection. Les élus et responsables locaux mettent ainsi en place des programmes de gestion à l’échelle estuarienne et des stratégies de mise en valeur de l’estuaire. L’identité estuarienne est alors avant tout créée ou recréée pour justifier la pertinence des politiques publiques, tout autant que par ces politiques.

L’estuaire comme territoire de projet : la création du territoire par les politiques publiques

L’estuaire, fragmenté dans le vécu des populations, est aussi fragmenté dans la gestion politique et administrative traditionnelle. Ainsi, il n’y a aucune structure qui soit chargée de la totalité du territoire.

Le linéaire ligérien déjà est sectionné, avec des régimes juridiques différents selon les zones : par exemple, une partie seulement de l’estuaire relève des Affaires maritimes. De même, la question des zones d’application de la loi littorale n’a été résolue qu’en 2004, du fait de la complexité du découpage juridique. Finalement, le zonage adopté a abouti à un élargissement de la zone concernée, dans une vision plus globale de l’estuaire.

Par ailleurs, les entités administratives sont pour la plupart localisés uniquement au Nord ou au Sud de la Loire, séparant les deux rives. Même le SCoT de la métropole Nantes-Sait-Nazaire (créé en 2007) ne parvient à réunir ces deux rives, à part à l’est, puisque les communes du Sud Loire refusent de rejoindre ce SCoT et en créent un qui leur est propre, dans une logique de distinction et de compétition.

Pourtant, ce SCoT devient peu à peu un organe de gestion estuarienne. Il se donne pour objectif de gérer la croissance démographique de son territoire de manière à préserver le cadre de vie et conserver son attractivité. Pour cela, il cherche, principalement par des politiques de logement, à freiner la périurbanisation, à limiter les départs des jeunes de « l’espace rurbain » vers les villes et à répondre à la demande de logements et de services sur le littoral de la part des personnes âgées. Il associe étroitement les différents espaces estuariens : les villes et leurs périphéries, les centres ruraux et les zones littorales. La logique estuarienne est clairement exprimée : dans le PADD, il est écrit que « l’estuaire doit être considéré comme la colonne vertébrale identitaire de la métropole, le fondement de nouvelles aménités. Sa découverte, sa mise en valeur, sa restauration hydraulique constituent donc des priorités d’aménagement.  » L’estuaire est ici pensé comme cadre physique fondateur de l’attractivité de la métropole.

Cette vision de l’estuaire oriente l’action vers un mode de gestion intégrée, qui, par rapport aux mesures de protection du type Natura 2000 qui ont été mis en place, appelle effectivement à une appréhension de l’estuaire dans sa totalité, comme territoire cohérent et non pas sectionné. Les réunions inter-SCoT permettent également de pallier la fragmentation de l‘espace estuaire entre ces deux SCoT.

En outre, la nouvelle DTA (directive territoriale d’aménagement) prend en compte l’ensemble du territoire. Cette DTA est le reflet de la volonté étatique d’une politique cohérente à l’échelle du territoire estuarien. Elle développe ainsi de grands projets stratégiques (aéroport Notre Dame des Landes, extension portuaire de Donges Est, développement de la production énergétique avec la centrale de Cordemais et l’éolien) et d’équilibrage du territoire (maîtrise de l’étalement urbain, développement d’infrastructures routières et de pôles d’équilibre.) Elle s’attache aussi à la protection des espaces naturels. Comme dans la politique du SCoT, l’idée est celle de Devillers : « Les grands territoires n’existent pas a priori, mais à travers une vision, une politique qui les constitue comme lieu de projet. » Il s’agit ainsi de créer un espace estuarien, pas pensé comme une réalité figée mais comme un réceptacle possible pour des politiques de grande ampleur.

Cependant, ces nouveaux périmètres d’action visant à mettre en pratique les logiques d’unification et de gestion intégrée, ne suffisent pas. La construction d’un territoire de l’estuaire s’appuie aussi sur une multitude d’événements médiatiques afin de créer un référent identitaire fort, symboliquement approprié par les populations qui y vicent et plus largement, par les habitants de la métropole.

La création d’un référent identitaire : la mise en valeur tous azimuts de l’estuaire

Cette mise en valeur est d’abord symbolique : il s’agit de rendre visible des éléments à forte charge identitaire. Ainsi, les élus locaux ont discuté de la possibilité de renommer Saint-Nazaire « Saint-Nazaire Océan », ou « Saint-Nazaire-sur-Mer », afin de revaloriser sa localisation littorale de bout d’estuaire et ses plages. Il s’agissait ainsi de refonder une image métropolitaine sur le cadre « naturel » et les potentialités touristiques ou de loisir, en dehors de la tradition portuaire et industrielle moins attractive…

Dans un registre différent, les maires de Nantes et Saint-Nazaire prennent le bateau ensemble pour descendre la Loire en 1989. Il s’agit de montrer la fin d’une logique de concurrence entre les deux villes, avec l’idée d’un « destin lié » du fait de la continuité spatiale que la Loire établit et de l’espace unifié qu’elle structure. Les deux maires mettent ainsi en avant le territoire estuarien, en le chargeant symboliquement ; la « naturalité » de la Loire et l’« évidence » qui en découlent (du moins dans le discours), deviennent des éléments de justification des nouveaux maillages et des territorialités politiques en constructions. Les acteurs du SCoT, pour faire connaître leur projet, ont de leur côté, multiplié les sondages, lancé une participation citoyenne et une exposition.

Enfin, l’accès à l’estuaire est facilité, avec la création d’équipements de loisir, de circuits pédestres et cyclistes, ou encore de croisières.

Un programme culturel ambitieux

La valorisation de l’estuaire passe aussi et sans doute avant tout par des programmes culturels qui doivent participer au rayonnement de la métropole. Ainsi, en 2005 sont lancées les « Rencontres du fleuve ». En 2007, puis 2009 et 2012, c’est le « Festival estuaire » qui est mis en place. Celui-ci propose un parcours entre différentes installations artistiques tout au long de l’estuaire, invitant à découvrir les paysages et le patrimoine de celui-ci. Pour ses organisateurs, l’enjeu est la création d’une unique métropole Nantes-Saint-Nazaire, qui passe par la dynamisation du territoire estuarien, afin que celui-ci ne soit plus pensé comme un vide entre deux villes mais comme un territoire de caractère donnant son unité à la grande métropole. Le festival essaie aussi d’encourager les circulations entre les communes d’un côté et de l’autre du fleuve, par exemple entre Lavau et Couëron.

La difficulté vient de la pluralité et de l’aspect disparate des paysages et des usages, entre une nature domestiquée, une autre présentée comme « sauvage », et des implantations industrielles. Le patrimoine valorisé est ainsi composite, marin et fluvial, urbain et campagnard, naturel et culturel.

Par exemple, avec l’observatoire de Lavau (photographie ci-contre), créé par Tadashi Kawamata, le projet et la rhétorique sont ceux du retour à la nature, du pont entre passé et présent et de l’appropriation territoriale. Ainsi, la passerelle de bois au milieu des joncs doit permettre de « s’éloigner du monde réel pour plonger dans une nature abondante », « temple de biodiversité » (les citations viennent de la plaquette officielle). L’observatoire redonne une vue sur la Loire, dans un retour aux origines du village, qui est renforcé par la sollicitation des habitants au cours de la construction pour les impliquer dans cette réappropriation de leur passé portuaire. L’observatoire permet aussi d’intégrer la pluralité du paysage estuarien, puisque les points de vue renvoient aussi bien vers les roselières, le fleuve, le village que la centrale thermique de Cordemais… Par l’invitation à une attitude de contemplation, toutes les activités et appropriations du territoire sont associées dans l’esthétisation du paysage, au-delà des contradictions et conflits entre certains usages.

Ainsi, dans le cas de l’observatoire, l’idée de réappropriation territoriale (« créer ou re-créer du lien entre les hommes et les lieux ») se joue à différentes échelles : celle du village, en une esthétisation et historicisation de son environnement, celle de la métropole, avec une valorisation de ses paysages auprès des citadins, et celle de l’échelle esuprarégional, avec une ouverture au tourisme national voire international.

Autre exemple, la Maison dans la Loire (phographie ci-contre) exprime d’autres aspects de la valorisation estuarienne, en se focalisant plus sur les enjeux de la dialectique entre nature et société. Elle figure en effet la maison du port de Lavau, à moitié immergée dans la Loire. Elle se veut ainsi symbole de l’activité portuaire et d’une crise dans les rapports de la société à son environnement, soit que l’homme ait pris des risques inconsidérés dans ses implantations, soit qu’il ait contribué à un dérèglement global du climat qui fait monter les eaux. Ici, c’est la question de l’usage de l’estuaire et des impacts de l’activité humaine sur son environnement qui est posée : il ne s’agit plus d’une simple contemplation, même si l’ouvrage est aussi un prétexte pour faire découvrir les alentours.

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